A vrai dire, je me demande s’ils n’y trouvaient pas leur compte également, ils ne semblaient pas avoir l’envie de dévoiler quoi que ce soit de leur vie. Si bien que, fait rare en Turquie, je ne connaissais que leur prénom et rien d’autre après avoir passé plusieurs mois assise à la même place dans le fond de leur échoppe. Je ne savais pas s’ils avaient des enfants, si même ils étaient un couple ou s’ils étaient frère et sœur ou bien cousins, d’où ils venaient, depuis combien de temps tenaient-ils ce café. J’étais loin d’imaginer que le jour où je finirais par en apprendre un peu plus sur eux, serait aussi le jour où ils sauveraient mon projet et dans le même temps probablement ma vie.
Pour l’heure, ces deux anges gardiens qui s’ignoraient s’affairaient derrière le bar à nettoyer leur fidèle Marzocco dans un geste parfaitement maîtrisé et d’une rigueur tendre, comme si seul cet équilibre de douceur et de précision dans le geste vous rendait digne de pouvoir vous occuper de leur précieuse machine à café. Ömer en particulier y était attaché, je l’ai déjà vu renvoyer un employé pour avoir négligé le nettoyage de la Marzocco, le pauvre bougre avait voulu bien faire en utilisant sa préparation personnelle au citron, vinaigre blanc et bicarbonate de soude pour en imbiber le chiffon de nettoyage mais Ömer s’était empourpré de colère et avait viré sur le champ cet assistant – qui fût donc le premier mais aussi le dernier jamais embauché ici.
Ömer préférait encore rentrer tous les soirs les jambes lourdes de fatigue et les cernes creusées par son travail sans fin que de confier son bien le plus précieux à des débutants aussi peu soigneux. Je le tenais pour l’un des meilleurs baristas de tout Istanbul et pour rien au monde je n’aurais changé d’endroit pour terminer mon travail.
J’étais sur le point d’en finir avec la deuxième partie lorsque mon téléphone sonna. C’était Oriane qui venait aux nouvelles. Elle me manquait depuis mon départ pour Istanbul.
— Alors Aygul ? Où en-es-tu ? s’empressa-t-elle de me demander.
— J’avance plutôt lentement, je ne te cache pas que je suis assez frustrée de ne pas travailler plus rapidement. J’essaie quelque chose de nouveau tu sais, travailler avec patience. Tu y crois toi ? moi ? apprendre à être patiente ? répondis-je en souriant.
— Mais non je ne parlais pas de ça ! s’écria Oriane en riant. Bien sûr ça m’intéresse aussi mais tu n’as pas répondu à mon dernier message, tu en es où avec Daniyal ?